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mercredi 30 septembre 2015

"The Wind" de Victor Sjöström (1928) avec Lillian Gish, Lars Hanson, Montagu Love

J'ai vaguement eu le projet d'un film intitulé "Le Vent". Sjöström l'a fait il y a près de 90 ans, et c'est un chef-d'œuvre.

Au-delà du titre, le vent est un élément constitutif de son film. Or filmer l'invisible sans l'apport du son direct (à une époque où le muet vivait ses dernières heures), c'était une gageure.

J'imagine le travail exaltant sur la bande-son qu'un remake permettrait aujourd'hui : du murmure au hurlement du vent, en passant par le bruissement, le chuchotement, le frémissement, la plainte, le gémissement, le mugissement, le sifflement, le grondement 
Et une adaptation (avec éventuellement transposition à notre époque) produirait un film rafraîchissant. Tout le côté sombre du film de Sjöström correspondrait aux tendances actuelles, mais les composants idéalistes, purs, du scénario seraient très détonnants.

Quoi qu'il en soit, "The Wind" constituerait une matière idéale pour une adaptation parce que le film est à la fois très simple et très riche. 

C'est un film catastrophe
"L’homme maitrisant les éléments déchainés conquiert la terre", dit le premier carton.

Le vent se manifeste à l'écran via la poussière. Celle-ci vole, s'engouffre dès qu'une porte s'ouvre, s'infiltre par les interstices, partout, y compris dans le train au début (j'adore toutes ces scènes, de nuit ; elles m'ont fait penser à "Dead Man", de Jim Jarmusch), et recouvre tout, y compris les tartines chez le cousin… 

On a droit à un cyclone en milieu de film.

C'est un western
Mais le réalisateur suédois ne respecte pas les lois du genre américain par excellence.
Il ébauche une peinture sociale.
Les cow-boys comme Lige et Surdough, vivent dans la misère, et sont solidaires.

s les scènes d'exposition dans le train, on voit que Whit Roddy (ci-contre), le vendeur de bétail, n’a pas de respect pour les rustres de leur espèce. 

Whit, c'est le personnage chic, qui époussette ses costumes devant ses interlocuteurs, de manière compulsive et avec un sourire auto-satisfait ; tic que d'ailleurs les bouseux comme Lige vont imiter pour tenter de rivaliser avec le notable et draguer la belle sophistiquée venue de Virginie.

C'est un film sur la frontière

Dès le départ, Whit est perçu par nous comme un adversaire pour l'héroïne qu'il tente de séduire, car il s'oppose à son projet d'aventure (Letty veut vivre dans le ranch de son cousin), en se moquant un peu de sa naïveté.
Letty, raffinée, coquette, toujours bien mise, est en décalage avec ce monde rude.
Cora, la femme du cousin de Letty, pose dès le départ un regard sombre et jaloux sur cette petite pimbêche qui débarque dans son foyer. Et lorsque Letty a du mal à avaler un des plats préparés par Cora, celle-ci souligne exprès : "C’est fait avec les abats, le foie et les poumons." 

C'est un film fantastique
"This is a story of a woman who came into the domains of the winds", annonce encore un carton du début. 

« Les Indiens appellent cette contrée le pays du vent. Sans répit, il siffle et rend les gens fous, surtout les femmes», explique Whit, dans le train. "You’re not scaring me a bit" lui répond Letty bravache, "I’m looking forward for everything."

Et Lige d'ajouter, alors qu'il emmène la jeune citadine en carriole chez son cousin : "Quand le vent souffle, ces chevaux sauvages dévalent. Pour les Indiens, le vent est le fantôme d’un cheval dans les 
nuages." Mais ce n'est pas le vent du Nord, nuance-t-il, parce que sinon, elle et lui seraient déjà démembrés.

Le vent du Nord va évidemment arriver, et Sjöström travailler, dans sa mise en scène, sur la fragmentation des corps : pieds, mains…

Répétition oppressante des plans sur les fenêtres sur lesquelles se projettent les rafales de sable.

Chez son cousin, Letty repasse pendant que Cora, dans la même pièce, coupe une carcasse, l'éviscère…

C'est une histoire d'amour
Dans le train, Whit achète une pomme, l'essuie et l'offre, brillante, à Letty… qui mord dedans. 
Lui, mord dans une banane !

Plus tard, le séducteur profite d'un cyclone pour faire sa déclaration d'"amour", après lui avoir répété que Letty ne peut pas rester là, que c’est trop dangereux… 

La longue séquence de la nuit de noce non consommée avec Lige est touchante (ci-contre). Les ardeurs un peu pataudes du cow-boy sont vite refroidies. Il fait alors les cent pas dans la chambre à côté. La jeune mariée libère sa chevelure, en devient d'autant plus désirable. Lige se décide à faire le forcing, ouvre la porte, embrasse sa femme, qui le repousse en s'essuyant avec un air de dégoût. "I thought you married me to be my wife, to work with me, to love me…", lui dit-il.  Il a compris sans qu'elle ait eu besoin de lui expliquer. Et il ne lui en veut pas."Don’t be afraid, I’ll never touch you again."
Il veut même l’aider, travailler et gagner assez d'argent pour qu’elle puisse repartir. 
Magnifique personnage, aussi gauche en amour que Whit est adroit, mais qui, par le sacrifice auquel il consent, acquiert une dignité et une épaisseur tragique.

C'est une comédie

Bouffonneries. Comme cette scène du dîner chez le cousin, où Surdough (ci-contre) remplace un morceau de pain par une sorte de cafard rhinocéros ou un gros criquet, dans lequel son rival, totalement subjugué par Letty, va mordre.

Autre scène plus légère : le bal… Et tout le monde se remet à danser après le passage du typhon !

Lillian Gish est fabuleuse. Lars Hanson (Lige) et Montagu Love (Whit) sont très bien aussi. La carrière de Dorothy Cumming, qui joue Cora, ne survivra pas au tournant du parlant.
La musique de Carl Davis est absolument exceptionnelle. J'espère qu'elle sera éditée un jour.

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