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mardi 21 octobre 2014

"Accident" de Joseph Losey (1967) avec Dirk Bogarde, Stanley Baker, Michael York, Jacqueline Sassard, Delphine Seyrig

Le générique sur un plan fixe d’une maison, la nuit. On entend un avion, puis des oiseaux, puis une voiture au loin. Le générique terminé, la caméra avance doucement vers la maison alors qu’on entend le véhicule se rapprocher, vite, trop vite… Accident.
Dès ce générique et la séquence d’ouverture, on comprend qu’on est dans un film élaboré et froid. Un peu comme Stephen (Dirk Bogarde), le professeur de philosophie d’Oxford qui sort de la maison et réagit avec un sang-froid déconcertant 
à la découverte d’Anna (Jacqueline Sassard) et William (Michael York) dans la voiture accidentée.
« Don’t! You’re standing on his face!» crie-t-il à Anna. On ne verra le plan des escarpins à talons aiguilles sur la face du mort qu’un peu plus tard. Anna est en état de choc, mais il ne la ménage pas : « You can walk ».

C’est à travers Stephen qu’on va vivre cette histoire.
Mais la mise en scène quitte parfois son point de vue pour des inserts extradiégétiques :
- dans cette scène initiale, c’est la pleine lune, une tête de cheval, voire le couple accidenté derrière le pare-brise lézardé (car le plan reviendra).
- plus tard le soleil (très flou puis zoom-arrière), brève ponctuation entre deux séquences.
- ou encore un pano sur des éléments sculptés de la façade au-dessus d’une fenêtre de l’université, drôle de ponctuation au milieu d’une discussion entre Stephen et William dans la chambre du tuteur.
En tous cas, dès cette première séquence, le film affiche une recherche formelle (montage, photo). Couleurs tout sauf criardes : chair, beiges, bleu de Prusse, ambre, asperge… L’Anglais Gerry Fisher inaugurait sa carrière de chef opérateur. Il travaillera encore sur 7 films avec Losey.

La tension est intériorisée.
Jeu rentré et subtil de Dirk Bogarde qui encaisse les chocs. Alors qu’il a caché Anna dans une chambre, il répond aux questions de l’un des policiers et, en évoquant la visite nocturne tardive de la victime, il ne peut contrôler un bégaiement : « I don’t know what he wanted to talk to me about. »
Tension du désir : Stephen regarde les jambes découvertes d’Anna qui dort sur son lit … Vision érotique qui précède le flashback…
Tension de la rivalité avec William, un de ses élèves, qui lui aussi est présenté immédiatement dans sa position de voyeur vis-à-vis d’Anna. Depuis la fenêtre de la chambre de Stephen à Oxford, le jeune aristocrate la regarde traverser le jardin intérieur pour se rendre à sa leçon avec Stephen, son tuteur. 
Elle s’accroupit sur la pelouse et caresse une chèvre aussi immaculée que sa robe. Fantasme d’innocence ? Les deux rivaux se gaussent (She speaks to the goat!), mais rira bien qui rira…

On découvre que Stephen est père de famille. Sa femme Rosalind contraste évidemment avec Anna : cheveux courts, pas sexy, enceinte… mais Viviane Merchant (la femme de l’écrivain Harold Pinter, qui écrit le scénario) a une voix un peu rauque, superbe. Comme tous les infidèles virtuels, Stephen ne peut s’empêcher d’évoquer « sa nouvelle étudiante » :
“- She’s an Austrian princess
- How do you know she’s a princess?
- She has a very long name.
- Has she got golden hair?
- Hum… No.
- Then she’s a fake.
- And she’s very sunburned.
- Then she’s definitely not a princess.”

Fine mouche, Rosalind vient se poster debout devant Stephen, qui est assis, dans le jardin, à côté de leur petite fille, et lui demande avec un sourire :
“- Has she made advances to you?
- Oh no, I’m too old.
- You’re not too old to me. And I’m not too old for you.”

On passe d’un plan sur Rosalind à la jeune Anna, assise la tête légèrement en arrière, langoureuse, les yeux khôlés, muette, comme sur tous les plans depuis le début : pur fantasme.

On est à Oxford. Stephen fume sa pipe en lisant le journal dans un fumoir réservé au personnel enseignant et administratif… masculin. Scène qui introduit Charley (Stanley Baker), et ses allusions dérangeantes.
Mon père a fait des études d’ingénieur à Oxford. Ça a été des années bénies pour lui. C’est tellement beau, ces bâtiments gothiques avec des galeries en arcades, ces petits ponts !…
Scène magnifique de punting sur une rivière, au rythme lent et méditatif. Une musique jazzy avec harpe et saxo accompagne cette promenade silencieuse. 
William debout à l’arrière, pousse doucement sur la perche. Anna laisse sa main traîner dans l’eau. La proximité de son corps gracile excite Stephen : il ne profite pas vraiment de ce moment magique, nimbé d’une douce lumière septentrionale, rythmé par le son de la perche qui s’enfonce dans l’eau, ou le battement d’ailes d’un cygne. La scène se termine brusquement, lorsqu’une branche fait tomber le tuteur à l’eau. Ridiculisé, le quadra remarque en plus en les quittant que William tient Anna par la taille.

Stephen feint le détachement lorsqu’il demande à sa femme d’inviter Anna et William. 
Et l’on sent qu’elle n’est pas dupe.
Charley, trublion qui s’est invité, gâche le plan de Stephen. Couché sur le gazon, dans le beau jardin, ce beau personnage romanesque explique au jeune William en quoi consiste le processus d’écriture romanesque :
" - Describe me what we’re all doing.
- Rosalind is lying down; Stephen is weeding the garden; Anna is making a daisy chain (guirlande de pâquerettes) and we’re having this conversation.
- Good. But then you could go further: Rosalind is pregnant; Stephen is having an affair with a girl in Oxford…”
La tension vient du fait que Charley, juste après avoir dit que Rosalind est enceinte (fait avéré), dit que Stephen a une relation (fait désiré).

Beau plan fixe de Stephen et Anna qui partent se promener dans les champs : la lumière, très changeante, fait varier le paysage au gré de l’avancée des nuages.
Stephen et Anna se sont arrêtés. Ils ont tous les deux la main sur une clôture. La musique un peu bizarre à la harpe ajoute au côté froid de l’approche. Comme un gamin, Stephen n’ose pas lui prendre la main… il tire finalement sur une petite branche au-dessus d’eux, et ils s’en retournent.

On croit un moment que pour Stephen le « jeu amoureux » à trois se double d’un « jeu policier » à trois, avec Charley et Rosalind cette fois.
“- What does Rosalind think about it? lui demande Charley.
- What Rosalind thinks about what?”

Après coup (une fois qu’on a appris, avec Stephen, que Charley est l’amant d’Anna depuis plusieurs semaines), on ne comprend pas très bien ce dialogue… Est-ce que Charley croit vraiment que Stephen a une aventure avec Anna ? En tous cas, il y a rivalité entre le recteur charismatique, sportif, chargé de violence, et le professeur introverti, fluet et fuyant : « I have an appointment with your producer next week”, plastronne Stephen à table.
Ainsi Anna, se révèle assez quelconque, voire disgracieuse dès lors qu’elle parle, a ensorcelé les trois hommes parce qu’ils sont tous pris dans la mécanique de la rivalité mimétique.

Contre-plongée (ci-contre) depuis le haut de l’escalier sur l'entrée. La pendule sonne.
La scène où les jeunes étudiants jouent à une sorte de rugby en salle, en smoking dans un décor gris, pompeux et glacial (sol en damier, statues).
Autant les extérieurs du cottage sont enchanteurs, autant les intérieurs sont froids, à l’instar des toilettes où Stephen vient vomir (murs gris et nus, cf ci-contre).
« - Splendid day ! dit Charley en lui tapant sur l’épaule.
- It gives me great pleasure to know that you enjoyed your whole day with us. Good night. » Losey est originaire du Wisconsin, un Etat du Middle-West américain. Son regard sur la haute société anglaise est acéré. Même ivre à en vomir, l’élite anglaise est dans la retenue, et se dispute avec politesse. Toujours le langage comme paravent. Sous-entendus, non-dits, ironie, tongue-in-cheek… Conversations où l’on se zieute pour jauger l’effet d’un mot.

« Anna »… Dans le noir, Stephen se trompe. C’est sa femme qui dort dans cette chambre. Il pleure et se colle contre elle. I love you.” Ici aussi, comportement classique, très juste.
« So banal », comme dit  Rosalind déçue et exaspérée lorsqu’elle apprend la liaison de leur ami Charley (marié).
Comme ses retrouvailles à Londres avec son ex, Francesca (Delphine Seyrig), la fille du recteur : exutoire sexuel. Séquence qui constitue pour moi le sommet du film, avec ce dialogue entre eux qui se fait en off, sans qu’ils ouvrent la bouche (trois ans plus tard, Jerry Schatzberg fera presque la même chose dans « Puzzle of a Downfall Child »). Francesca :  « - Oh really! I’m ten years older (…) I’m supposed to be on a diet. I feel fat (…) You have three children! Good grief! (…) I’m very happy, my life is happy (…) The same as I was?
- The same.

Excellent retour au début, comme des gouttes d’eau. 
Anna gémit sur le lit. 
La froideur de Stephen est d’autant plus effrayante à présent que nous connaissons toute l’histoire. 
Comme si il avait finalement gagné, lui qui s’était fait avoir sur toute la ligne. Il était prêt à tout pour avoir Anna. Là, il la sauve (elle conduisait) pour l’enfermer. Il tente de la violer, mais il est interrompu par un coup de téléphone lui annonçant la naissance d’un fils.

Sous les voûtes de l’université, des cloches, et un bruit de voiture, non réaliste, qui se poursuit sur le plan suivant : sur la maison (travelling arrière, cette fois), de jour, Stephen rentre avec ses gamins, ferme la porte, à nouveau le son du véhicule augmente jusqu’à l’accident.



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