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vendredi 21 septembre 2012

"La Antena" de Esteban Sapir (2007) avec Jonathan Sandor, Sol Moreno, Julietta Cardinali

"L'imagination est le salut de l'homme".  

C'est ce qui est écrit sous le dessin que le père lègue à son fils, avant que celui n'aborde l'ultime épreuve de son parcours héroïque. 

"Ta mère m'a donné ça. 
Notre salut nous appartient. On nous a pris la voix. Mais il reste les mots."

"La Antena" est un conte futuriste sur le mode surréaliste qui ne peut qu'intéresser tous les amoureux du cinéma (… et les graphistes !). 
Avec une grande maîtrise, le réalisateur argentin compose un monde onirique mélangeant les influences : films cultes comme "Metropolis" de Fritz Lang (cf le titre français "Telepolis"), "Le Voyage dans la lune" de Méliès, la BD, l'animation…

Abondance d'idées formelles originales pour un film d'anticipation qui renoue avec les origines du cinéma.  

"Je voulais évoquer les grands maîtres et poètes de l'image - Lang, Murnau, Eisenstein, Méliès, Clair, Bunuel - en les réinterprétant avec un sujet contemporain."

L'histoire est comme une version moderne (dans les enjeux de pouvoir qu'elle met en scène : la propagande et la télévision) d'un conte simple et classique (la libération par des héros d'une ville pressurisée par un dictateur) qui s'adresse à la partie la plus enfantine du spectateur, de son imaginaire.

Sur-réalité qui implique beaucoup de distance, de stylisation, de maîtrise (un an et demi de post-production !).

Sur-lignement :

- jeu de M. Télé (Alejandro Urdapilleta), le dictateur ;

- musique -omniprésente et commentant la dramaturgie, comme dans les films muets- (je l'ai trouvée fatigante);

- chorégraphie des personnages ;

- rythme : lenteur générale (liée à la présence du texte à l'image) ou accélération ;

- travelling "bumpy" (très réussi) sur le tyran en colère lorsqu'il découvre que son fils a espionné son expérience criminelle…

Sur-impressions : 

- image sur image (avec perspective distordue sur les personnages), 

- lettrages (parfois diégétiques) sur image 

- silhouettes blanches évoluant sur un fond noir

- scénario sur l'image (avec le point d'interrogation dans le décor quand le personnage se pose une question)…

- sons "directs" dans un continuum muet (les salves de mitraillettes, les chants sirupeux de La Voix, les paroles de son fils, le garçon sans yeux)…

J'ai particulièrement aimé :

- le magnifique travail sur la lumière (par exemple, les effets de "pompage" dans le plan, propre au cinéma muet) ;

- l'homme-rat, le factotum du tyran, la Bête qui découvre la Belle dénudée…

Manque cependant pour moi un souffle, un je ne sais quoi qui aurait donné vie au film, un presque rien qui aurait fait de ce petit bijou formel un chef d'œuvre au même titre que les monuments du cinéma dont il s'inspire… 

Peut-être faut-il chercher une raison à ce bémol du côté des antécédents d'Esteban Sapir : n'aurait-il pas mangé trop de publicités (à défaut d'"aliments TV") ?

mercredi 12 septembre 2012

"Harry, un ami qui vous veut du bien", de Dominik Moll avec Sergi Lopez, Laurent Lucas, Mathilde Seigner

Tous les comédiens sont bons, en particulier Sergi Lopez, que j'aime beaucoup. 
Leur jeu "naturel" sonne juste, ce qui est mérite d'être noté, tant cette forme de jeu prévaut habituellement dans une certaine production française, où des réalisateurs incapables de diriger laissent leurs comédiens livrés à une  pathétique nonchalance.
Dans "Harry, un ami qui vous veut du bien", ce jeu naturel correspond à un 
choix formel délibéré. D'une part, la réalisation de Dominik Moll est généralement tenue [1]  (scénario, musique), et il n'y a pas de raison que le cinéaste ait adopté une approche différente sur ce point. 
D'autre part, ce choix formel est parfaitement adapté à l'histoire qui est racontée : l'intrusion d'un inconnu pervers dans le quotidien banal d'un couple "normal"…

Ce thème de l'intrusion est très intéressant, très riche en possibilités. Ici, le spectateur s'identifie facilement au jeune couple Claire et Michel (Mathilde Seigner et Laurent Lucas), et vit 
constamment avec effroi l'intrusion progressive dans leur vie ordinaire de cet élément extérieur, extraordinaire et nocif, qu'est Harry (Sergi Lopez).

Ce personnage dérangé m'a fait étrangement fait penser à quelqu'un que j'ai connu (avec la folie meurtrière en moins !) : le côté flagorneur, le rapport antagoniste au père, la sexualité affichée, la position de supériorité (qui va jusqu'à vouloir prendre le destin de l'autre en main), la générosité déplacée et intrusive… Dans le film, ces "cadeaux" font partie de l'entreprise de manipulation, qui progresse d'acceptation en acceptation. 
Harry propose (avec décontraction) ; et de consentement en consentement, il s'impose insidieusement. 

Il utilise ainsi une technique bien connue des commerciaux : le "pied dans la porte", ou comment extorquer au sujet (avec l’aide éventuel d’un petit contact physique) un acte préparatoire non problématique et peu coûteux.
Puis, de manière implicite et après un évènement apparemment fortuit, demander l’acte plus coûteux.

Quand l'agent a accompli le premier acte, et dès qu'il a pris la décision d'accepter le deuxième (plus coûteux), avant même qu'il l'ait accompli, formuler de manière explicite une troisième demande encore plus coûteuse, mais similaire à la seconde. 
Cette proposition constitue une justification clef-en-main (en acte) de la décision initiale de l’agent, avant qu’il n'ait eu le temps et le besoin de rationaliser. 

C'est exactement ce que fait Harry, qui, après avoir offert un 4x4 neuf à Michel, lui propose de le "parrainer" financièrement.

"In any form of persuasion, from the mildest to the most severe, it is always the case that those who refuse to 

cooperate are in no danger while those who give the slightest indication for doing so are doomed"[2]

Et "la meilleure façon d'éviter de tomber dans un piège abscons consiste à décider dès le départ de se donner un seuil à ne pas dépasser"[3]

Ce qui me plaît (et qui, là aussi, distingue le film des productions françaises 
médiocres), c'est que Moll ne fait pas de psychologie explicite : aucune motivation n'est donnée au comportement d'Harry.

Le casting de Laurent Lucas est parfait. Par exemple, il a cette étonnante passivité, une absence de réaction immédiate, quand, soudain, la nuit fatale, il découvre Harry en train de lâcher le corps de sa copine dans le puits. Sa passivité naturelle est ici étonnante mais 
compréhensible, tant le découpage de Moll contribue à nous… scier :  avec Michel, nous découvrons la scène  à la seconde même où Harry lâche le cadavre de Prune dans le puits…

Les dernières scènes du film, où l'on voit l'écrivain, auparavant frustré, pondre un roman avec fièvre, ouvre un champ de réflexion sur la créativité. "Harry…" s'inscrit à cet égard dans la lignée des films sur l'inspiration de l'écrivain, comme "Zorba le Grec" (réaliste) ou "The Ghost and Mrs Muir" (fantasmatique), ou encore "The Shining" (cauchemardesque) (cf posts respectifs). 


[1] Comme celle de Gilles Marchand, co-scénariste de ce film, et réalisateur de "Qui a tué Bambi" (cf post du 26 novembre 2010)
[2]  J.A.C. Brown, "Techniques of persuasion", 1963
[3] R.V. Joule, J.L. Beauvois, " Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens"

lundi 3 septembre 2012

"The Asphalt Jungle" de John Huston (1950) avec Sterling Hayden, Louis Calhern, Jean Hagen, Marilyn Monroe, Sam Jaffe


"People are being cheated, robbed, murdered, raped. And that goes on 24 hours a day, every day in the year. And that's not exceptional, that's usual. It's the same in every city in the modern world. But suppose we had no police force, good or bad. Suppose we had... just silence. Nobody to listen, nobody to answer. The battle's finished. The jungle wins. The predatory beasts take over." (Police Commissioner Hardy)

Je suis loin d'être un fanatique du genre, mais "The Asphalt Jungle" est un très grand film noir. John Huston n'est jamais dans le cliché : tout est empreint de sa patte personnelle.



Et puis, c'est un aussi un "caper movie", film de braquage, genre qu'au contraire j'affectionne particulièrement… 

"C’est le premier « film de casse ». Auparavant les films décrivant le parcours de gangsters les présentaient comme des hommes parfois brillants mais invariablement avides de pouvoir et de grandeur. La grande originalité de John Huston est de présenter ses personnages comme des hommes ordinaires. Ils ne sont pas brillants mais professionnels, avec des problèmes ordinaires : ils vont tenter de faire le plus gros casse de leur vie. 
Le film nous décrit la préparation puis le déroulement avec une précision digne d’un documentaire, sauf que Huston est surtout intéressé par les personnages plus que par l’action elle-même. Cela donne à « Quand la ville dort » une profondeur qui dépasse le genre." (1)

Un nombre incroyable de personnages, mais tous denses, marquants. Même les plus   "extérieurs", comme Cobby (Marc Lawrence), la balance…
C'est la manière de nous les présenter qui les rend humains : ils sont tous dans le pétrin, et ont tous besoin d'une main secourante… 

Sauf Emmerich (Louis Calhern, ci-contre, extraordinaire), le requin qui évolue à l'aise au sommet de ce milieu de truands où, en fin de compte, tout le monde utilise tout le monde. 
Des "coups de main" monnayent autant de "bons coups" à faire, qui engendrent leurs lots de "coups fourrés", se soldant par des coups de poings… ou de revolver.

Pour Emmerich, avocat véreux bien intégré dans les hautes sphères dirigeantes, l'enjeu des relations qui se nouent est apparemment moins vital… 
Au départ, il est décontracté, amusé par le plan que lui propose Doc 
Riedenscheider (Sam Jaffe, ci-contre, lui aussi unique), l'ingénieux cambrioleur tout juste sorti de tôle : un vieil allemand pittoresque, lorgnant sur des photos de jeunes filles ("One way or another, we all work for our vice", dit-il), précis comme une mécanique horlogère helvétique. 

Mais Emmerich a aussi ses propres motivations, c'est ce que va nous faire découvrir les séquences qui suivent, dans une continuité de temps et de lieu…

Juste après cette scène de négociation dans ce qui semble être le bureau cossu d'Emmerich, nous restons avec l'avocat aux manières distinguées, et découvrons, dans une salle contiguë, dans un effet de 


(non-) montage surprenant, typique de l'efficacité narrative du film, un autre salon plus privé, où il retrouve une beauté lovée dans un canapé : c'est sa maîtresse qui dormait, en attendant qu'il ait réglé ses affaires. Angela (Marilyn Monroe) se réveille, apparition sensuellissîme. 
"It's late. Why don't you go to bed ?", lui dit le très urbain cinquantenaire. 
A la fin de la scène, quand il se répète, "Some sweet kid !" , on ne peut qu'approuver…

Et l'on poursuit plus avant dans son intimité : il retrouve sa femme alitée, dans sa chambre. Elle lui dit : "Oh Lon, when I think of all those awful people you come in contact with - downright criminals - I get scared.
- Oh, there's nothing so different about them. After all, crime is only... a left-handed form of human endeavor." 

Sorti en 1950, le film se distingue pour certains détails, naturalistes, qui donnent de la force au récit et de l'épaisseur aux personnages :

- Le soin précautionneux avec lequel le type saisit la fiole de nitro que lui tend son acolyte, qui va s'attaquer au coffre (ci-contre).

- La scène de bagarre avec le flic : tournée en un seul plan, avec des sons assez étouffés (on est très loin des effets habituels d'amplification sonore) ; l'action est assez peu lisible, c'est assez brouillon, on ne distingue pas bien ce qui se passe. On découvre au final que Doc s'est fait tapé dessus.

- Le modus operandi d'Emmerich, : la scène au téléphone, quand il dit à ceux à qui ils confient des basses besognes : "Je ne veux pas savoir comment vous allez faire, ce que je veux, c'est le résultat." N'est-ce pas ainsi que procèdent immanquablement ceux qui dirigent les organisations de pouvoir ? (Je pense à la manière dont de Gaulle "pilotait" Jacques Foccart dans les "coups tordus" de la Françafrique.) 

Le film est sec, viril.

"Shut up !", dit Emmerich au détective Brannom (Brian Dexter, ci-contre).
- "How's that ? Nobody tells me to shut up."

Après avoir donné Emmerich aux flics, devant lui, Angela lui dit : "I'm sorry, Uncle Lon, I tried".
Emmerich : "You did your best, considering." 
J'adore la question que pose alors sans vergogne la poule de luxe : "What about my trip on Coney Island ? Is it still on ?"
Emmerich :  "Don't worry baby, you'll have plenty of trips."

Pour jouer l'(anti-) héros, le choix de Sterling Hayden, acteur apprécié par de grands réalisateurs, est ici excellent. Il se dégage de lui un drôle de mélange. Pendant la seconde guerre mondiale, Hayden participe à des "coups de force" de la CIA en Yougoslavie. Cette expérience lui donne une densité particulière, mais en 1950, il a encore gardé quelque chose de pur. Des yeux clairs, mais un regard sombre ; des cheveux blonds, mais une barbe de quelques jours… 
Sterling Hayden qui, dans le film, est victime d'une balance, lâchera des noms, quelques années plus tard,  pendant la chasse aux sorcières du maccarthysme…et le regrettera amèrement toute sa vie (2)… 
Huston aime manifestement ce personnage : il lui offre un des rares gros plans du filmlorsqu'il raconte un peu à Doll (Jean Hagen, tête intéressante) son destin d'Irlandais nostalgique de sa terre.
"I envy you being a family man", dit-il au casseur de coffre.

Plans magnifiques. Des blancs lumineux, des noirs profonds, avec des ombres à la lisière des fronts. 

Remarquable façon, très stylisée, de filmer les escaliers.

Utilisation de la profondeur de champ dans les scènes à plusieurs personnages
à différents plans, dans une pièce.

Extraordinaire danse (ci-contre) de la minette devant le vieux Doc Riedenscheider, qui lui a payé une chanson (fatale) au juke-box.

Elégante ellipse dans la mise en scène du suicide d'Emmerich. Il est devant le flic qui le surveille ; plusieurs plans détaillent ses gestes, lorsqu'il écrit son petit mot d'adieu à sa femme, le déchire en petits morceaux … Puis il se penche, et sa nuque cache son geste. On entend le coup de feu, dont le souffle fait voler les morceaux déchirés du billet…

Magnifique scène où Handley agonise dans la voiture alors que les phares éclairent le train qui passe devant…

(1) http://films.blog.lemonde.fr/2009/04/14/quand-ville-dort/
(2) Il sera malgré tout inscrit sur la liste noire.