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mardi 20 mars 2012

"Bad Timing" de Nicolas Roeg (1980) avec Art Garfunkel, Theresa Russell, Harvey Keitel

Si "Bad Timing" fait partie de ma filmothèque, c'est pour des raisons liées à un moment particulier de mon histoire personnelle. Et comme souvent dans ces cas, le film ne résiste pas bien aux visions ultérieures.
Pour ne citer qu'un des points faibles du film, le montage n'est pas toujours réussi ;  en particulier quand il lie les séquences de flashback au présent, il nuit à la progression dramatique… 

même si l'incertitude ou le dérangement (quand le montage est bancal ou voyant), contribuent encore à l'impression de claustrophobie que l'on ressent tout au long du film.

"Bad Timing" est le film d'un réalisateur apparemment attiré par les relations perverses narcissiques.
Nicolas Roeg est le réalisateur anglais underground de "Performance", tourné en 1970 avec Mick Jagger et la sublime Anita Pallenberg, parangon de perverse narcissique (cf le témoignage de son copain de l'époque, Keith Richards, dans son autobiographie "Life"). 
Dix ans plus tard, "Bad Timing", qualifié à sa sortie de "sick film made by sick people for sick people" par Rank, son distributeur, a pâti d'une sortie minimale, et n'est ressorti en salle à Paris qu'en 1994. C'est là que je l'ai découvert.  
A l'époque, le film m'avait bouleversé, je l'avais vécu avec une intensité décuplée par les nombreux motifs d'identification que j'y avais trouvé, du fait de similitudes ressenties avec un passé sentimental proche et encore douloureux.
Je me remettais difficilement de la rupture d'avec mon premier grand amour, dont je retrouvais le mental un peu déglingué en Milena, incarnée par Theresa Russell
Et le physique de celle-ci me plaisait spécialement : son minois de chatte (avec ses lèvres fines, sa fossette, ses pommettes) et ses formes pleines, rappelaient, tout en le sublimant, le physique d'une fille inaccessible et fantasmée de ma prime adolescence.

En plus, je m'étais aussi probablement identifié à Alex (Art Garfunkel) un introverti, intellectuel… 

Aujourd'hui, je trouve ce psychanalyste coincé, qui utilise l'analyse comme une arme, agaçant ou odieux. 
"I wish he would understand me less and love me more", dit Milena. 

"Live and you kill me. Live and I'm dead.", lui dit-elle.
Jean-Michel Oughourlian, le neuropsychiatre qui a participé aux entretiens du livre de René Girard "Des choses cachées depuis la fondation du 
monde" (mon livre "culte"), écrit dans "Genèse du désir" (2007) :  "L'amour est ce rapport qui crée en chacun des amants un moi nouveau, qui est le moi-du-désir de l'autre. 
Toute séparation, tout abandon, crée alors une angoisse de mort car le moi-du-désir, sil n’est plus soutenu, maintenu par le désir de l'autre, risque en effet de se dissoudre et de disparaître…"
On retrouve ainsi dans 'Bad Timing" le même type de relations amoureuses ravageuses que dans "La Vérité" (cf mon post précédent), autre film qui finit par le suicide de l'amoureuse… 
Mais par rapport à l'histoire de "La Vérité" (et son approche par Clouzot), on se rapproche ici de la perversion : le vécu du maelström mimétique est recherché par Alex. 
En témoigne la scène finale de viol, glaciale, de "Bad Timing". On peut la comparer à la scène où Gilbert fait, pour la dernière fois, "l'amour" à Dominique, dans "La Vérité". Chez Roeg, Alex viole Milena alors qu'elle est subclaquante après avoir avalé des comprimés. Chez Clouzot, Gilbert prend Dominique sans amour (et le lui dit), alors qu'elle revient vers lui, prête à se tuer s'il la rejette.

Cette semaine, le Nouvel Observateur fait sa couverture sur les pervers narcissiques. Si l'on reprend l'encart qui dresse le portrait du stéréotype du pervers narcissique, on constate qu'Alex est un bel exemplaire du genre : "1. Vampirisation de l'énergie de l'autre : l'expression "se faire bouffer prend tout son sens. 2. Absence d'empathie, froideur émotionnelle. 3. Insatisfaction chronique : il y a toujours une raison pour que ça n'aille pas (…) 
5. Indifférence aux besoins et aux désirs de l'autre. 6. Stratégie d'isolement de sa proie. 7.Egocentrisme forcené. 8.Culpabilisation (…) 13. Maniement redoutable de la rhétorique : le dialogue pour dépasser le conflit tourne à vide. 14. Alternance du chaud et du froid, maîtrise dans l'art de savoir jusqu'où aller trop loin. 15. Psychorigidité. 16. Anxiété profonde : il ne supporte pas le bien-être de sa partenaire (…) 18. Inversion des rôles : il se fait passer pour la victime (…) 20. Soulagement morbide quand l'autre est au plus bas." 
Cette dernière phrase s'applique de façon assez effroyable à la scène où Alex viole Milena moribonde.


Milena lisait "The Sheltering sky", le magnifique roman de Paul Bowles (1949), dont l'adaptation par Bertolucci (en 1990), découverte après la rupture déjà évoquée, m'avait touché de la même façon affreusement douloureuse que "Bad Timing". Je me rappelle avoir hésité à quitter la salle !
Les personnages du roman sont très mélancoliques… Enfants désenchantés d’un occident guerrier (« Et la guerre était l’un des aspect de l’ère mécanisée qu’il tenait à oublier »), rentiers mal ancrés dans la vie, voyageurs en fuite existentielle, ce sont des fantômes en sursis qui viennent s’échouer dans le grand vide du désert, « terminus[1] » de leur parcours tragique…

L’homme « vide » n’est pas véritablement sujet du désir : Kit suit Port, qui lui-même la fuit tout en tentant de la (re)trouver… « Depuis le jour où il était parti avec Kit à bicyclette, il avait éprouvé le désir précis de renforcer leur liens sentimentaux (…) Il se disait parfois que cette idée hantait déjà son subconscient à New York, quand il avait imaginé de partir avec Kit vers l’inconnu ; 
Tunner n’avait été convié qu’à  la dernière minute, et peut-être y avait-il eu, là encore, un mobile inconscient, mais un mobile né de la peur (…) Pour forger de tels liens, il leur fallait être seuls ensemble. Les deux derniers jours à Bassif avaient été une torture. On aurait dit que Tunner avait deviné le désir de Port et qu’il était décidé à le contrecarrer. »
Le désir mimétique ne se vit qu’à trois et enferme chacun dans sa solitude…
La mort de Port et la disparition de Kit déchirent le masque de playboy de Tunner et nous révèlent la sécheresse de son esprit narcissique : « Il n’était certainement pas amoureux de cette pauvre fille. Il ne lui avait fait des avances que par pitié (puisqu’elle était femme) et par vanité (parce qu’il était homme) et les deux sentiments réunis avaient éveillé en lui le désir de possession, qui caractérise un collectionneur de trophées, rien de plus. » 



[1] « terminus de la ligne » (du tramway à Tanger) sont les derniers mots du  roman.

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